Un éclairage théologique.

Vivre la relation avec Dieu, dans sa présence, n’est-ce pas une expérience qui est au cœur de la vie du croyant ? Certes, par rapport à cette expérience, il y a un certain nombre d’obstacles en rapport avec l’histoire des idées et donc celle des mentalités. Notre perception de Dieu dépend étroitement de la représentation que nous avons de Lui. Et cette représentation est elle-même influencée par la réflexion théologique. Dans son livre : « L’Esprit qui donne la vie » (1), Jürgen Moltmann nous aide à percevoir le rapport entre notre expérience et la manière dont nous envisageons l’œuvre de l’Esprit. Une conception étroite de cette œuvre limite en conséquence l’étendue de notre expérience spirituelle.

Ainsi, certains théologiens ont affirmé « une discontinuité entre l’Esprit de Dieu et l’esprit de l’homme » (p 22). Par exemple, selon Karl Barth, « il n’y a pas de continuité entre la création et le créateur, pas même dans le souvenir qu’a l’âme humaine de son origine divine, comme le disait Augustin » (p 23). Barth appelle l’Esprit Saint : « l’Esprit de la promesse, parce qu’il place l’homme dans l’attente du « Tout Autre », de Celui dont pour cette raison, il n’est jamais possible de faire l’expérience » (p 29). Mais, comme l’écrit Moltmann, « le phénomène véritable ne réside ni dans l’immanence, ni dans la transcendance de l’Esprit, ni dans la continuité, ni dans la discontinuité, mais dans l’immanence de Dieu dans l’expérience humaine et dans la transcendance de l’homme en Dieu… Celui qui schématise révélation et expérience en en faisant une alternative aboutit à des révélations qui ne peuvent faire l’objet d’une expérience et des expériences dépourvues de révélation » (p24). Comment pourrait-on opposer « la révélation de Dieu à des hommes et l’expérience de Dieu faite par les hommes » ? « Comment un homme pourrait-il parler de Dieu si Dieu ne se révèle pas ? Comme un homme pourrait-il parler d’un Dieu dont il n’existe aucune expérience humaine ? » (p 22). La Bible ne nous rapporte-t-elle pas des expériences humaines qui manifestent l’intervention de Dieu et à travers laquelle Dieu nous parle ? Experte dans la réflexion sur la vie spirituelle, Leanne Payne apporte un commentaire qui rejoint la démarche de Moltmann lorsqu’elle évoque « la faille cartésio-kantienne » entre la pensée et l’expérience, une déchirure qui se caractérise pour beaucoup de chrétiens « par le fait qu’ils acceptent une connaissance conceptuelle de Dieu tout en niant simultanément les manières élémentaires d’aimer Dieu, de le connaître et de marcher avec Lui, ces dernières étant étroitement liées à la connaissance intuitive sans lesquelles nous perdrions les bienfaits de la raison et ceux de la connaissance conceptuelle » (2).

Notre aptitude à vivre l’expérience de la présence de Dieu est conditionnée par la manière dont nous nous représentons la manifestation de l’Esprit. Comme nous venons de le voir, être à même de percevoir Dieu non seulement dans sa transcendance, mais aussi dans son immanence, nous donne accès à l’expérience de sa présence dans notre environnement. Mais il existe un autre obstacle qui a été largement répandu. C’est la prétention des « religieux » à restreindre l’œuvre de l’Esprit à ce qui relève de leur univers. « Dans la théologie et la piété protestante comme dans la théologie et la piété catholique, il existe une tendance à concevoir l’Esprit Saint uniquement comme l’Esprit de la rédemption dont le lieu est l’Eglise et qui donne aux hommes la certitude de la béatitude éternelle de leurs âmes. Cet Esprit sauveur est mis à l’écart de la vie corporelle comme de la vie naturelle » (p 25). Ainsi, même dans le livre du grand théologien catholique Yves Congar consacré à l’Esprit saint, « la présentation de l’Esprit créateur et de l’Esprit de recréation de toutes choses est presque totalement absente. Il semblerait que l’Esprit de Dieu soit seulement l’Esprit de l’Eglise et de la foi, or cela restreindrait « la communion de l’Esprit saint » et aurait pour conséquence que dans son expérience de l’Esprit, l’Eglise deviendrait incapable de communiquer avec le monde » (p 26). Cette représentation a pu se manifester également dans des cercles charismatiques, appelant la juste réaction d’un théologien britannique, William R. Davies, dans son livre : « Spirit without measure » (3). Celui ci nous montre combien l’Esprit de Dieu est à l’œuvre chez tous les hommes et ne se laisse pas enfermer dans des catégories. Jürgen Moltmann met en évidence une « unité de l’agir de Dieu dans la création, la rédemption et la sanctification de toutes choses » (p 27). C’est là une vision globale : « L’expérience de la puissance de la résurrection et la relation à cette puissance divine ne conduisent pas à une spiritualité qui exclut les sens, qui est tournée vers l’intérieur, hostile au corps et séparée du monde, mais à une vitalité nouvelle de l’amour de la vie » (p 27). « Ce n’est pas comme le « Tout Autre » et seulement comme tel que Dieu est saint, mais en tant qu’Il est Celui dont l’Esprit remplit l’univers et la vie de tout ce qui est vivant » (p 243). Ainsi, tout ne se joue pas au niveau de notre volonté consciente : « L’expression de la vie vient des profondeurs que la conscience n’éclaire pas. Dans toutes les dimensions, il ne s’agit pas de sanctifier une vie non sainte, mais de sanctifier la vie qui est sainte. Apprendre à la voir et à l’aimer telle que Dieu la veut et l’aime : bonne, juste et belle » (p 245)

Dans cette perspective, dans le premier chapitre de son livre : « L’Esprit qui donne la vie » : « Expérience de la vie, expérience de Dieu », Jürgen Moltmann nous propose une théologie de l’expérience qui échappe à l’emprise des spécialistes et se situe en consonance avec le vécu de tous. « En parlant d’expérience de l’Esprit, j’entends par là une perception de Dieu, dans, avec et sous l’expérience de la vie qui nous donne la certitude de la communion, de l’amitié et de l’amour de Dieu » (p.37).

Dans ce chapitre, Moltmann développe une réflexion en trois temps : une approche de l’expérience sous forme d’une méditation sur le monde et sur la vie à l’aide du langage courant en vue de mettre en évidence les différentes dimensions de l’expérience ; une critique des limitations entraînées par une conception de l’expérimentation scientifique qui « refoule la riche plénitude de la vie et des expériences de la vie » (p 54) ; et enfin « à l’aide du concept de transcendance immanente et d’une ouverture au concept moderne d’expérience, les dimensions de l’expérience de Dieu, dans, avec et sous l’expérience de la vie » (p 38).

A plusieurs reprises, Moltmann a montré l’influence négative du dualisme platonicien de l’âme et du corps qui a entraîné, au sein du christianisme, une dérive gnostique dans certaines formes de pensée, telle qu’une « fuite de l’âme hors du corps et de cette terre vers le ciel des esprits bienheureux » (p.130). Lorsque la théologie se concentre sur le thème « Dieu et l’âme », il en résulte une dépréciation du corps et de la nature et, pour l’expérience de Dieu, une préférence donnée à l’expérience de soi-même, intérieure et immédiate, et une négligence des expériences de la société et de la nature qui engagent les sens » (p.131).

De même, Moltmann critique le caractère exclusif de la corrélation entre expérience de Dieu et expérience de soi dans sa détermination moderne » (p.57). Il met ainsi en valeur l’importance des relations, de l’intersubjectivité. « En théologie, je propose d’abandonner la référence étroite à la conscience de soi moderne et de découvrir la transcendance en toute expérience et pas seulement dans l’expression de soi » (p.59).

Cette conscience d’une présence transcendante se fonde sur « la possibilité de reconnaître Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, à travers la compréhension de l’Esprit de Dieu comme puissance de la création et comme source de vie… « C’est le souffle de Dieu qui m’a fait, l’inspiration du Puissant qui me fait vivre » dit Job (Job 33, 4) (p.60). Ainsi, « toute expérience qui nous advient ou que nous faisons peut avoir une face intérieure transcendante ».

« L’expérience de l’Esprit de Dieu n’est pas limitée à l’expérience de soi du sujet humain. Elle est aussi un élément constitutif dans l’expérience du Tu, dans l’expérience communautaire et dans l’expérience de la nature ». Ainsi, dans la communion de l’Esprit, nous pourrons percevoir la présence de Dieu dans une grande diversité de situations. « Les expériences de Dieu ne sont pas faites seulement de façon individuelle dans la rencontre de l’âme solitaire propre à chacun, avec elle-même. Elles sont faites aussi, et, en même temps, sur le plan social, dans les rencontres avec les autres » (p.299). Et, de même, nous sommes appelés à reconnaître l’œuvre de l’Esprit de Dieu dans la nature, dans la création. « Parce que Dieu est le créateur, son Esprit créateur est la dynamique de l’univers et la force qui réalise la communauté au sein du monde vivant qui se déploie » (p.38)

On observe aujourd’hui la place croissante occupée par l’expérience dans la spiritualité chrétienne. Des livres récents font état de cette évolution majeure. Selon Harvey Cox, dans « Future of faith » (4), nous entrons dans un âge de l’Esprit où l’expérience l’emporte sur la conformité à un enseignement doctrinal imposé d’en haut. Et de même, Diana Butler Bass, dans son livre : « Christianity after religion » (5) met en évidence la quête actuelle d’une spiritualité nouvelle sous la forme d’une « foi expérientielle ». C’est dire combien la théologie de l’expérience que nous propose Jürgen Moltmann depuis le début des années 90 répond à un besoin.

Sur une question aussi centrale que complexe, cet article ne peut que présenter quelques pistes de réflexion issues de la pensée théologique de Jürgen Moltmann. Comme notre recherche de la présence de Dieu dépend aussi de la représentation que nous avons de Lui, il faudrait y ajouter la réflexion de Moltmann sur Dieu trinitaire, communion d’amour (6). Cependant, après avoir mis en évidence quelques représentations qui font obstacle à une conscience de la présence de Dieu, nous découvrons combien notre vision peut s’élargir et comment l’Esprit de Dieu se manifeste dans notre environnement s’ouvrant ainsi à notre reconnaissance.

Jean Hassenforder

 

Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999. Un chapitre est consacré au thème de l’expérience : « Expérience de la vie. Expérience de Dieu » (p. 37-64). Nous renvoyons à la pagination des citations empruntées à ce livre

  • Payne (Leanne). La prière d’écoute. Raphaël, 1994 (p. 141-143)
  • Davies (William R.). Spirit without mesure. Charismatic faith and practice. Darton, Longman and Todd, 1996. Voir la présentation de ce livre sur le site de Témoins : « une ouverture théologique pour le courant charismatique » https://www.temoins.com/une-ouverture-theologique-pour-le-courant-charismatique-2/
  • Cox (Harvey). The future of faith. Harper, 2009. Voir la présentation de ce livre sur le site de Témoins : « Quel horizon pour la foi chrétienne ? » https://www.temoins.com/quel-horizon-pour-la-foi-chretienne-l-the-future-of-faith-r-par-harvey-cox/
  • Bass (Diana Butler) ; Christianity after religion. The end of the church and the birth of a new spiritual awakening. Harper one, 2012. Voir la présentation sur le site de Témoins : « La montée d’une nouvelle conscience spirituelle » https://www.temoins.com/la-montee-dune-nouvelle-conscience-spirituelle-dapres-le-livre-de-diana-butler-bass-l-christianity-after-religion-r/

Sur ce site : Dieu, communion d’amour https://lire-moltmann.com/dieu-communion-damour/