Le 10 décembre 2020, à l’Institut protestant (Paris), Rodolphe Gozegba a soutenu une thèse de doctorat: « L’espérance et le Dieu crucifié. La réception de l’oeuvre de Moltmann dans la théologie francophone » et il a reçu le titre de docteur en théologie avec la mention: félicitations. Voici la présentation de sa thèse lors de la soutenance
Monsieur le Président, Madame et Messieurs les membres du Jury, chers professeurs,

J’ai l’honneur aujourd’hui de vous présenter mon travail de thèse de doctorat en théologie
ayant pour sujet : « L’espérance et le Dieu crucifié. La réception de l’œuvre de Jürgen
Moltmann dans la théologie francophone ».

Ma décision d’approfondir ma connaissance de Moltmann par un travail de thèse n’est pas un
choix purement académique. En effet, j’ai découvert la pensée de Moltmann durant la guerre
en Centrafrique en 2015, et j’ai très rapidement fait le lien entre cette pensée née des profonds
bouleversements de la Seconde Guerre mondiale en Europe et la situation dans mon pays.
Durant cette période de souffrance collective, j’ai trouvé une source immense de réconfort et
de courage dans les réponses que la théologie de Moltmann apportait à mes questionnements.
C’est donc tout naturellement que le choix de cette théologie s’est imposé à moi au moment
d’élaborer mon projet de thèse.

Par quel angle fallait-il aborder cette œuvre monumentale ? L’œuvre elle-même
m’impressionnait par son ampleur et la variété de ses thèmes, mais aussi par l’immense
corpus de littérature secondaire qu’elle a généré. Tant de monographies, d’articles et de thèses
avaient déjà été consacrés à la théologie de cet auteur lu et commenté dans le monde entier.
Tout n’avait-t-il pas déjà été dit sur le théologien auquel je m’apprêtais à consacrer ma
recherche doctorale ?

Mon projet initial était d’entrer en dialogue avec l’œuvre de Moltmann pour en dégager les
ressources théologiques requises pour faire face à des crises politiques, économiques et
morales comme celles que la République centrafricaine a connues lors de la guerre civile. Ce
projet demeure le mien, mais je vois aujourd’hui sa réalisation comme un objectif à long
terme de ma recherche. Parmi les moyens à mettre en place pour atteindre cet objectif à long
terme, il y a l’acquisition d’une maîtrise suffisante de l’allemand pour accéder directement à
l’ensemble des sources sans avoir à dépendre des traductions françaises et anglaises.

L’objectif plus limité de ma thèse, que je conçois comme une phase préparatoire de ce projet à
long terme, est d’examiner l’impact de la pensée de Moltmann sur la théologie contemporaine
d’expression française.

La limitation de l’enquête à la littérature théologique d’expression française présente
l’avantage pratique de l’accessibilité du corpus, mais elle présente aussi l’intérêt
méthodologique de faire de ce corpus un objet d’étude en lui- même. C’est pourquoi je
concentre ici ma recherche sur la réception francophone de la théologie de Moltmann.

En étudiant les lectures de Moltmann proposées par des théologiens d’expression française,
j’ai fait le choix de limiter mon enquête à des travaux publiés. Au terme de la recherche
bibliographique menée pour identifier les textes qui formeraient le corpus de ma thèse, j’ai
constaté que les commentaires francophones de l’œuvre de Moltmann se concentrent
massivement sur deux ouvrages relativement anciens : Théologie de l’espérance. paru en
1964 et traduit français en 1970, et Le Dieu crucifié, paru en1972, et traduit en français dès
1974, donc sur une période de dix ans (1964-1974). Au vu de l’importance de ces deux
ouvrages dans la réception francophone de Moltmann, j’ai concentré mon attention sur les
thèmes fondamentaux qu’ils développent, sachant que ces thèmes représentatifs des débats
théologiques des années 1960 et 1970 continuent, sous des formes renouvelées, de nourrir les
réflexions ultérieures de notre auteur. Sans prétendre que ces thèmes épuisent la variété des
centres d’intérêt repérables chez les commentateurs francophones de Moltmann, je me suis
particulièrement attaché à étudier ce que ces thèmes récurrents signifient pour eux. La thèse se
divise donc en deux grandes parties respectivement consacrées au « Dieu de l’espérance » et
au « Dieu crucifié », et à la réception de ces thèmes dans la théologie francophone.

Ce plan d’ensemble établi, nous avons choisi et regroupé les auteurs en fonction de leur
intérêt pour l’un ou l’autre thème étudié. Pour chacun d’eux, nous avons tenté de dégager la
substance de son étude, tout en nous interrogeant sur le choix de tel ou tel thème et ce qu’il y
recherchait. Tout en respectant leurs différences d’analyse et d’interprétation, nous avons
comparé leurs opinions, sans parti pris, en tenant compte des cohérences internes de leurs
théologies respectives.

Nous avons constaté une diversité très marquée de la réception francophone de Moltmann :
diversité géographique d’une part (les auteurs sont issus de différents pays d’Europe,
d’Afrique, voire d’Amérique du Nord), diversité confessionnelle d’autre part (les auteurs sont
d’obédience catholique, protestante ou évangélique).
Cette diversité nous a permis de découvrir des conceptions originales résultant du fait que
chaque auteur lisait la pensée de Moltmann à partir des questions et des préoccupations de son
propre milieu, et en fonction de sa propre théologie. Certains l’ont lue pour répondre à un
problème de société ou politique latent, d’autres pour clarifier une pensée théologique,
d’autres encore pour dénoncer des erreurs doctrinales qu’ils attribuent à Moltmann.

Notre thèse est pour l’essentiel une discussion des interprétations de Moltmann proposées par
ces divers auteurs francophones. Chacune des deux parties principales comprend trois
chapitres.

Le chapitre premier présente quatre approches des « Fondements d’une eschatologie
chrétienne » : Henry Mottu considère que pour Moltmann l’eschatologie ne correspond pas à
la fin des temps mais au commencement d’un monde nouveau par la résurrection de Jésus
Christ ; Aaron Kayayan met l’accent sur la mission de l’Eglise en tant que communauté
ouverte à tous ; Herwig Arts estime que Moltmann, en parlant de l’eschatologie, parle du
messianisme de paix et de justice ici-bas ; et enfin André Fermet et René Marlé perçoivent un
lien interdépendant essentiel entre espérance et foi.

Le chapitre 2 présente les réflexions de trois auteurs concernant les « Conséquences de
l’eschatologie » : Marcel Neusch plaide pour la conception d’un Dieu immanent (conception
liée au mystère de l’incarnation ayant abouti à la croix), par opposition à un Dieu lointain ;
Jean-Pierre Thévenaz met l’accent sur le rapport entre politique et théologie, décrivant
l’attitude prophétique de Jésus vis-à-vis des autorités politiques de son temps ; et Henry Mottu
voit dans l’eschatologie de Moltmann la présence constante de Dieu dans le monde,
notamment aux côtés des faibles.

Le chapitre 3 présente trois réflexions sur la notion moltmanienne d’une « espérance en
action ». Paul Ricoeur analyse la notion de liberté dans la théologie de l’espérance, en
insistant sur ses implications pour la dignité de l’être humain. Paul Vignaux rappelle que
Moltmann place la résurrection au cœur même de l’espérance, et soutient que sa théologie de
l’espérance est au fond une théologie de libération. Et Pierre Thévenaz insiste sur la passion
du Christ souffrant pour la libération du monde, y voyant une passion active contrastant avec
le mutisme et l’apathie de l’Église.
Le chapitre 4 intitulé « La croix du Christ » est consacré aux auteurs Jean-Louis Souletie,
Adrio König, Alain Blancy, Etienne Domche. Souletie insiste sur la mort de Dieu en Christ en
montrant un lien indéfectible entre la croix et la résurrection. König s’attache au terme « le
Dieu crucifié » en montrant combien ce terme suscite de polémiques en ce sens que
Moltmann parle tout le temps de la mort de Dieu en Jésus. Blancy met l’accent, quant à lui,
sur la portée existentielle de l’espérance basée sur les données scripturaires pour dire que cette
espérance n’est pas une fausse espérance ou une espérance illusoire mais une espérance dont
le prix a été payé par la souffrance et la mort du Christ en vue de la libération de l’humanité.
Domché retient quant à lui la libération comme découlant du thème de l’espérance et relève le
regret de Moltmann concernant l’apathie de l’Eglise de son temps.

Le chapitre 5 intitulé « Les implications politiques et théologiques » du thème du Dieu
crucifié est consacré aux auteurs Jean-Claude Basset, Jean Bosc, Jean-Jarrhel Bernardin
Ndoulou, Benoît Awazi Mbambi Kungua. Basset se place dans le cadre du dialogue
interreligieux pour souligner l’universalité de Dieu à travers l’œuvre de la croix : le Dieu de la
croix est le Dieu de tout le monde. Bosc voit la croix et la résurrection comme
l’accomplissement de la promesse de Dieu à l’humanité. Le Dieu qui accomplit sa promesse
est le Dieu fidèle. Pour Ndoulou, la croix de Jésus est une réponse aux injustices de ce monde.
Dans ce cadre, l’Eglise est appelée à jouer un rôle social et à s’intéresser à la politique. Awazi
parle de l’actualisation négro-africaine de la pensée moltmanienne, considérant qu‘elle peut
aider à solutionner les problèmes socio-politiques et culturels rencontrés par les africains.

Le chapitre 6 intitulé « La réception évangélique de Moltmann » est consacré à Henri Blocher
et Paul Ronald Wells. Blocher tout en reconnaissant le fondement biblique de l’œuvre de
Moltmann, dénonce l’imprécision du langage théologique de Moltmann pour ce qui concerne
l’histoire comme suite de possibilités. Quant à Wells, il parle de l’impassibilité et de
l’immutabilité de Dieu et conteste dès lors la pensée de Moltmann selon laquelle Dieu peut
souffrir.

La conclusion de notre étude dégage une série de thèmes transversaux pour lesquels les
auteurs francophones montrent un intérêt tout particulier : 1) le caractère central de
l’eschatologie, 2) la signification de la mort de Dieu en Jésus, 3) la résurrection, 4)
l’importance de l’histoire, 5) le rôle socio-politique de l’Église, 6) le dialogue entre Moltmann
avec Karl Barth, et son amitié avec Ernst Bloch et Johann Baptist Metz.
Certains de ces thèmes relèvent d’une préoccupation intéressante du point de vue de
l’érudition historique, mais paraissent relativement anecdotiques au regard du projet que j’ai
annoncé dans l’introduction de ma présentation. Ce projet à long terme, dont ma thèse n’est
qu’une étape préparatoire, consiste – je le rappelle – à entrer en dialogue avec l’œuvre de
Moltmann pour y chercher les ressources d’une théologie systématique pour aujourd’hui.
Pour ce projet à long terme, le thème du rôle socio-politique de l’Église a une importance
déterminante à mes yeux.
La théologie de Moltmann exprime en effet une corrélation entre Dieu et politique, entre
Église et société, etc. : c’est une théologie holistique dans laquelle tout est en relation.
Contrairement à ceux qui placent Dieu très au-dessus du monde, Moltmann décrit Dieu
comme une communion trinitaire, un Dieu relationnel. La théologie de Moltmann est un «
trousseau de clefs » pour ouvrir les portes de la compréhension entre Dieu et le monde. Sa
théologie répond à une demande sur le plan ontologique et existentiel, mais en même temps,
elle échappe à tout cloisonnement théologique. Tandis que la Théologie de l’espérance traduit
une dimension forte de l’eschatologie, Le Dieu crucifié a une orientation foncièrement
politique.

Sur ce thème du rôle socio-politique de l’Église, l’analyse des commentateurs francophones
de Moltmann m’a apporté énormément sur le plan personnel, me laissant entrevoir de
nouvelles perspectives pour mon pays et le continent africain qui voit son peuple confronté à
de graves souffrances. À cet égard, je suis plus spécifiquement redevable aux théologiens
d’Afrique francophone dont les lectures de Moltmann sont discutées dans ma thèse, en
particulier Ndoulou et Awazi.

Encore aujourd’hui, dans de nombreux pays africains, la politique est souvent diabolisée. Il
n’y a pas de lien entre les messages reçus dans les Églises et la politique mise en œuvre dans
les cités. L’Église reste fermée sur elle-même, elle délivre des messages mais ceux-ci restent
confinés en son sein. Moltmann franchit les barrières, ouvre une porte qui permet aux
chrétiens de tous les temps de voir dans la politique un atout, une possibilité d’agir
concrètement.

La République centrafricaine est un pays laïc comptant environ quatre-vingt pour cent de
chrétiens, mais le message de nombreux prédicateurs de l’Évangile reste dans l’Église et ne
trouve pas d’écho à l’extérieur, notamment dans le milieu politique. L’Église subit cela, mais
reste passive. Prête à aider le peuple dans ses souffrances, elle n’entreprend rien pour faire
entendre son message hors de ses murs, dans le débat public et les institutions dans lesquelles
se discutent et se décident les politiques publiques. La théologie de libération prônée par
Moltmann peut inverser le cours des choses. À la suite de Ndoulou et Awazi, je vois là un
devoir et une espérance.

Merci pour votre attention !
Rodolphe Gozegba

https://www.defap.fr/wp-content/uploads/2018/02/15022018-boursier-gozegba-moltmann.jpg

 

 

 

 

 

 

De gauche à droite : la rencontre entre Jürgen Moltmann
et Rodolphe Gozegba-de-Bombémbé