Une vision de lEglise.

La promotion de la femme a été un axe majeur de la transformation du paysage social et culturel au cours des dernières décennies. Certes, elle n’est pas achevée, mais un pas immense a été franchi. Manifestement, le christianisme institutionnel est en retard par rapport à cette évolution. Certaines églises ont ouvert aux femmes les fonctions où s’exercent des responsabilités spirituelles. Mais beaucoup d’autres s’y opposent encore théoriquement ou pratiquement. L’Eglise se coupe ainsi, non seulement de la pratique sociale, mais aussi d’une évolution profonde des valeurs qui prend en considération les apports de la féminité. Des théologiens oeuvrent aujourd’hui en faveur de la promotion de la femme dans l’Eglise. Et, dans certains pays, une théologie féministe a pris son essor. Cette prise de conscience est advenue au sein d’un couple de théologiens, Jürgen et Elizabeth Moltmann.

Dans son autobiographie : « A broad place » (1), Jürgen Moltmann raconte comment il a rejoint l’itinéraire de son épouse engagée dans la théologie féministe depuis 1974. Ainsi, en 1981, dans un colloque œcuménique à Sheffield, tous deux ont présenté une contribution commune concernant « une nouvelle communauté d’hommes et de femmes », égalitaire, non hiérarchique, en référence à l’épître aux Galates (3.28). Jürgen Moltmann nous dit combien cette intervention a porté des fruits et quel a été, par la suite, son cheminement en ce domaine. Manifestement, avec son épouse Elizabeth Moltmann-Wendel, il a développé une approche nuancée, évitant les oppositions caricaturales et les affirmations doctrinaires. Cette démarche est en phase avec une théologie féministe qui se veut une théologie de l’expérience, une théologie venant « d’en bas » par contraste avec une théologie autoritaire venant « d’en haut ». Désormais, la préoccupation « féministe » sera présente dans les nouvelles étapes de la pensée théologique de Moltmann, comme par exemple sa réflexion sur Dieu trinitaire.

Selon un double éclairage, nous envisagerons ici « la communauté des hommes et des femmes » : sa présence dans la proximité de Jésus, son développement dans l’expérience de l’Esprit.

La communauté des hommes et des femmes dans les évangiles.

Dans son livre : « Jésus, le Messie de Dieu » (2), Jürgen Moltmann s’interroge, entre autres, sur la personne de Jésus. En partant des faits le concernant tels qu’ils sont racontés dans les évangiles synoptiques. Ainsi aborde-t-il successivement trois facettes : La personne messianique de Jésus. Jésus – l’enfant de Dieu. Jésus – une personne dans des relations sociales. Cette dernière approche est inspirée notamment par les façons plus récentes, notamment féministe, de percevoir l’être de Jésus comme un « être en relations ». « Jésus a vécu en entretenant des relations de réciprocité avec les pauvres, les malades, les pécheurs et les exclus et c’est au sein de ces relations qu’il a diffusé son évangile » (p. 209), grandissant dans sa mission messianique: « Jésus grandit en quelque sorte en elle (la messianité) à mesure que les évènements des temps messianiques, tels qu’il les vit, le marquent de leur empreinte » (p. 201). Ainsi, une section est consacrée à « Jésus et sa communauté avec les femmes et les hommes » (p.210-211).

Il y a en effet des relations de réciprocité très fortes entre Jésus et les femmes de sa communauté.

Tout au long de son ministère, des femmes sont présentes, et par la confiance qu’elles lui manifestent, l’encouragent en quelque sorte dans ses prises de conscience et ses avancées. Entre autres, on peut citer ainsi : « La femme cananéenne (Mat 15.21) qui convainc Jésus de la magnanimité de son Dieu qui ne s’arrête pas aux frontières d’Israël… Marthe, la sœur de Lazare qui conduit Jésus à ressusciter son frère mort et le confesse comme le Christ de Dieu (Jean 11.19-44), la grande inconnue qui, à Béthanie, oint la tête de Jésus comme normalement on ne le faisait que pour les rois (Marc 14.3-7) ».

Les femmes de son groupe sont proches de lui, présentes lors de sa mort et annoncent le message pascal aux disciples. « Sans elles, veulent dire ces histoires, il n’y aurait pas de témoignages authentiques de la mort et de la résurrection de Jésus ».

De même, lorsqu’il s’agit de cette alternative à la domination et à la soumission politique que représente l’attitude de service de Jésus (Marc 10. 41-45), ce sont les femmes qui sont les plus proches de lui, car « diakonein » n’est dit ailleurs qu’à propos d’elles (Marc 16.41). « Dans la communauté du service mutuel sans domination et sans soumission, elles réalisent la liberté que Jésus a apportée dans le monde ». Ainsi émerge un nouveau genre de relations et de comportements. « Dans la communauté de Jésus avec les femmes, c’est l’humain qui devient manifeste, tel que la création nouvelle de toutes choses et de toutes les relations le libère ». Si on se rappelle l’emprise qu’exerçait à cette époque la société patriarcale, il y a bien là un souffle révolutionnaire qui a percé dans ces textes malgré les empêchements de mentalité.

La communauté des femmes et des hommes dans l’éclairage de l’Esprit.

« Les êtres humains sont créés à l’image de Dieu comme homme et femme … La communauté des sexes est ainsi prédonnée à la communauté chrétienne par la création et l’histoire ». Dans son livre : « « L’Esprit qui donne la vie » (3), Jürgen Moltmann nous montre comment une communauté nouvelle émerge à la Pentecôte conformément à la promesse de Joël 3.1-5 ; « Il arrivera dans les derniers jours, dit Dieu, que je répandrai de mon Esprit sur toute chair, vos fils et vos filles seront prophètes… » (Actes 2.17). « Selon la prophétie de Joël 3, l’expérience de l’Esprit faite en commun, abolit les privilèges des hommes par rapport aux femmes, des anciens par rapport aux jeunes, des maîtres par rapport aux serviteurs et aux servantes… » (p.324). Les dons de l’Esprit sont répandus. Selon l’épître aux corinthiens 12, « il y a diversité de dons, mais le même Esprit, diversité des ministères, mais le même Seigneur, diversité d’opérations, mais le même Seigneur qui opère en tous. Or, à chacun, la manifestation de l’Esprit est donnée pour l’utilité commune… ». « La communauté nouvelle des homme et des femmes » que de nombreuse églises recherchent aujourd’hui est une question qui relève de l’expérience de l’Esprit ».

Celle-ci est mésestimée par la conception hiérarchique que la société patriarcale a portée jusqu’à nous en inspirant les ecclésiologies dominantes. Le genre de monothéisme correspondant « ne connaît que la monarchie : un seul Dieu, un seul Christ, un seul pape, un seul évêque, une seule communauté, et de façon analogue, l’homme est le monarque dans le mariage (pater familias), avec la fonction de direction qui lui est confiée par Dieu, et la femme lui est subordonnée et est destinée à le servir. C’est là une conception romaine et non une conception chrétienne » (p.324).

On peut suivre ainsi la manière dont les femmes ont été exclues des fonctions sacerdotales, non seulement dans l’Eglise catholique à la suite du tournant constantinien, mais aussi, par la suite, dans les Eglises protestantes lorsque des théologiens de la Réforme ont affirmé que le Christ étant la « tête » de la communauté, l’homme doit être la « tête » de la femme. « Ils transposaient le rapport entre le Christ et la communauté au rapport entre l’homme est la femme, comme si l’homme représentait le Christ et la femme la communauté. Cette interprétation conduit à l’exclusion de la femme du ministère ecclésial ». Il est évident que l’expérience des origines chrétiennes faite à la Pentecôte induit une tout autre vision. « Il nous faut développer une conception de l’Eglise selon l’Esprit (« pneumatologique »). Il y a un seul Esprit et de nombreux dons. Chacun et chacune de ceux qui sont concernés est doté de charismes et engagé par la vocation qui est la sienne, où qu’il se trouve et quel qu’il soit… ».

Dans son œuvre, à plusieurs reprises, Moltmann a mis en évidence les caractéristiques de la société patriarcale, et la manière dont la culture correspondante a influencé la représentation de Dieu (4). Il a montré également combien la vie et l’enseignement de Jésus se sont opposé à cette emprise et ont ouvert une voie nouvelle. L’inscription de l’Eglise dans l’empire romain a permis un réinvestissement de la culture patriarcale dans le christianisme. « Il est facile de voir le fil de la légitimation : de Dieu le père au père du pays, au pape comme père de l’Eglise, jusqu’au père de famille. Dieu est pensé en termes masculins comme roi, juge, seigneur et autorité, et les hommes s’inspirent de cette image. Dès lors, les femmes sont reléguées à une place inférieure. Ces structures de pensée archaïques se sont transmises à travers les siècles puisqu’on en trouve même des séquelles chez des théologiens du XXè siècle…Ainsi peut-on voir dans la théologie féministe le ferment d’une saine contestation qui proclame la communauté de Jésus avec les hommes et les femmes. » ( d’après : A broad place. p.327). C’est bien le message que Jürgen Moltmann nous communique également lorsqu’il nous propose sa vision de l’Eglise comme « une communauté d’hommes et de femmes ».

Jean Hassenforder

 

  1. Moltmann (Jürgen). A broad place. An autobiography. SCM Presse, 2007. (Voir : God : His and Hers. Joint theology with Elizabeth, p.321-333. Un livre paru en français, mais actuellement non disponible à la vente : Moltmann (Elizabeth et Jürgen). Dieu, homme et femme. Cerf, 1984.
  2. Moltmann (Jürgen). Jésus, le Messie de Dieu. Cerf, 1993. Dans la section : Jésus – Personne messianique en devenir (p.197-215), trois sous-sections : La personne messianique de Jésus. 2 Jésus, l’enfant de Dieu. 3 Jésus : une personne dans des relations sociales ( a) Jésus et sa communauté avec les femmes et les hommes. b) Jésus et Israël. C) Jésus et le peuple)
  3. Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999 « Communauté de femmes et d’hommes » (p.323-326).
  4. Sur ce site : « Quelle image de Dieu ? »