La mort d’un proche nous atteint au plus profond de nous même. Notre relation avec lui est suspendue. L’expression de son amour à travers sa personne physique nous est ôtée. Et la manifestation de notre amour pour lui est désormais sans réponse. Alors se pose à nous une question cruciale : Q’est-il advenu de cet être cher ? La foi chrétienne nous apporte une réponse. Cependant, on constate également des différences importantes dans la formulation de cette réponse, parfois des absences et des contradictions. Voici pourquoi on ressent le besoin d’une approche à la fois cohérente et pacifiante, fondée sur la parole biblique et inspirée par la vision de la puissance de l’amour de Dieu en Christ. Comment le théologien Jürgen Moltmann répond-il à notre question : qu’advient-il de la vie après la mort ?
Une vie vraie.
En toile de fond, Moltmann pose d’abord la question : qu’est-ce qu’une vie véritablement humaine ? « La vie humaine est vitalité et la vitalité humaine signifie : être intéressé. S’intéresser à la vie, nous appelons cela amour… » (p.76). Ainsi la vie s’inscrit dans une dynamique de l’amour. Et, pour s’exercer pleinement, cette dynamique requiert une confiance dans la victoire ultime de l’amour sur la mort.
La vie après la mort.
La culture occidentale hérite de deux représentations de la vie après la mort : la survie d’une âme immortelle et la résurrection des morts. La première nous vient de la Grèce et commence avec Platon. La seconde s’inscrit dans la vision biblique.
Dans la tradition grecque, l’âme est considérée comme une « substance divine » antérieure à notre naissance, accompagnant notre existence et postérieure à celle-ci. Elle est ainsi immortelle et, à la mort, elle se détache du corps. Moltmann montre les implications négatives de cette conception : une forme de détachement dans lequel l’homme est de passage et ne s’engage pas vraiment dans l’amour de la vie .
La résurrection des morts s’inscrit dans une dynamique toute autre. « Dans la confiance en Dieu qui crée la vie, nous attendons que la mort soit surmontée » (« La mort a été engloutie dans la victoire » (1 Cor 15.64) et une vie éternelle où « la mort ne sera plus » (Ap 21.4) (p.90). De fait, la puissance de la vie divine est à l’œuvre tout au long de la vie humaine et elle se manifeste également au moment de la mort. «Ce qui, après la mort, est espéré comme la « résurrection des morts » signifie dans ce monde-ci, la vie vécue dans l’amour… » Nous sommes ainsi appelés à un engagement dans l’amour à travers une vie pleinement vécue dans toutes ses dimensions. La « résurrection de la chair » implique une appréciation positive de la réalité actuelle de notre vie corporelle et de l’expérience des sens. « L’espérance de la résurrection ne laisse pas la vie en suspens. Elle ne permet pas une vie en sursis… La transcendance de l’espérance est vécue dans l’incarnation de l’amour… » (p.92).
A partir des textes bibliques, Jürgen Moltmann nous introduit dans la signification de la résurrection. La vie éternelle ne se définit pas en opposition avec la vie terrestre. « Résurrection des morts » signifie que cet être mortel revêtira l’immortalité » (1 Cor 15-54) (p.95). « Les termes les plus proches de la résurrection dont il est question dans le Nouveau Testament sont : « transformation » (1 Cor 15.54) et « transfiguration » (PH « .21). La résurrection signifie alors qu’un être humain trouve sa guérison, sa réconciliation et son accomplissement » (p.96).
Immortalité de la vie vécue
A partir des données bibliques, comment pouvons nous envisager l’immortalité de la vie vécue (p.96-105)
Dans la perspective biblique, le souffle vital de Dieu (ruah Yahweh) entre en l’homme et le rend vivant et, après la mort, il revient à Dieu. « L’Esprit de vie, qui vient de Dieu et va à Dieu, est immortel » (p.97). Cet Esprit de vie divin est constamment à l’œuvre.
Les êtres humains ont été créés pour être l’image de Dieu sur la terre. Dieu s’est mis en relation avec ses créatures pour qu’elles deviennent comme un miroir et une résonance de Dieu lui-même. Pour les êtres humains, ce qui émerge de la relation d’amour que Dieu leur manifeste peut être appelé : « la vie », « l’âme » ou « l’esprit ». « L’esprit humain est l’immanence de l’Esprit de Dieu et l’Esprit de Dieu est la transcendance de l’Esprit humain » (p.98).
Il y a dans l’Esprit « un caractère immortel de la relation de réciprocité entre Dieu et les hommes dans l’Esprit » (p.99). « Notre vie dans le temps est unique et mortelle, mais nous avons une présence éternelle en Dieu en vertu de cette relation de réciprocité dans l’Esprit de la vie » (Ps 139.5) (p. 99). De fait, Dieu nous accompagne et participe à notre vie. Ce n’est pas seulement nous qui faisons l’expérience de Dieu. D’une certaine façon, Dieu a aussi une expérience avec nous. Cette expérience que nous avons avec Dieu et que Dieu a avec nous, demeure en Lui, même quand nous mourrons. Mais elle ne demeure pas statique. Nous ne sommes pas fixés dans un état définitif. Selon les psaumes, la mémoire de Dieu est une mémoire active, pleine de compassion et de guérison. L’œuvre de Dieu se poursuit auprès de tous ceux dont la vie terrestre a été brisée, défigurée, handicapée (Cf. « L’avenir de la vie détruite. Réflexions personnelles. (p.150-153).
Le mot hébreu : ruah, signifie vitalité, puissance de vie ; Il est présent tout au long de notre vie. « Ainsi dit le Seigneur, ne crains pas ! Je t’ai appelé par ton nom. Tu es à moi » (Isaïe 43.1). Qu’entendons-nous par le nom d’une personne ? « Il s’agit de toute la figure vivante, de toute l’histoire de la vie et de toutes les situations de la personne désignée par son nom » (p.102). Ainsi c’est toute la dynamique de notre existence qui est recueillie par Dieu.
Communion entre les vivants et les morts.
Dans le passé, une approche analytique a souvent prévalu en mettant davantage l’accent sur des éléments envisagés individuellement plutôt que les relations qui les unissent dans des ensembles. Aujourd’hui une pensée holistique se développe comme en témoigne le progrès de l’écologie. On a pu définir la spiritualité comme une conscience relationnelle. Dans la « nouvelle pensée trinitaire », Dieu est perçu comme une communion d’amour entre les personnes divines. De même, la réjouissance des êtres humains en Dieu est partagée. « Les hommes se réjouissent de Dieu et Dieu est heureux de son peuple (Esaïe 65.19)…Cette réjouissance n’est pas destinée à être vécue solitairement… La communion directe avec Dieu conduit à une communion directe des êtres humains entre eux… » (In the end…the beginning p. 157). Dans cette perspective, les êtres humains recueillis par Dieu après leur mort participent à une communion en Christ. Bien plus, il y a une « communion entre les vivants et les morts » (p.136-138), ce que personnellement nous appellerions volontiers entre les « humains terrestres » et les « humains célestes ».
« Au centre de l’eschatologie chrétienne », nous dit Jürgen Moltmann, « ne se trouvent ni le moi, ni le monde, mais Dieu qui, dans le Christ, nous a ouvert son avenir ». De fait, nous sommes en marche avec le Christ dans le processus qui mène à l’avènement du Royaume de Dieu, de la seconde création. « Il existe un temps intermédiaire à savoir le temps entre la résurrection du Christ et la résurrection générale des morts. Il n’est pas vide comme une salle d’attente, mais il est rempli par la Seigneurie du Christ et par l’expérience de l’Esprit qui donne vie » (p.137). La communion du Christ s’étend à la fois aux vivants et aux morts. « C’est pour être Seigneur des morts et des vivants que Christ est mort et qu’il a repris vie » (Rm 14.9). « Ressuscité, le Christ saisit les morts et les vivants et il les emmène sur son chemin vars la plénitude du Royaume de Dieu » (p.137).
Ainsi, il n’y a pas non plus de barrière entre les vivants et les morts. « La communauté du Christ comprend en quelque sorte deux demi-cercles : d’un côté la communauté des vivants, de l’autre, celle des morts. L’espace de vie des vivants a des frontières ouvertes comme celui de l’espace des morts (p.139). Il y a bien une communion « infrangible et indestructible » entre les vivants et les morts. Celle-ci s’exerce en Christ, « non pas une communion dans l’expiation, mais une communion dans la même espérance » (p.139)… En Christ ressuscité, il existe une présence des morts avec nous les vivants ». Et comment cette proximité des morts peut-elle se manifester ? Elle se déploie dans la communion en Christ. « Chaque fois que l’amour inconditionnel de Dieu nous devient proche, les morts que nous aimons, nous sont proches aussi. Plus nous devenons proches du Christ, plus nous entrons dans la communion avec les morts » (p. 141).
Communion universelle
Dans certains milieux chrétiens, le salut est envisagé d’une façon étroite et restrictive. Seuls seraient sauvés ceux qui sont explicitement croyants. « Si tu crois, tu as. Si tu ne crois pas, tu n’as pas. Seuls ceux qui croient seraient recueillis en Christ et seraient près de lui dans l’avenir de son royaume » (p.142). On imagine l’impact d’une telle conception. Elle rompt les affections et les solidarités naturelles et elle engendre la peur et le désespoir. Elle est en contradiction avec notre représentation d’un Dieu juste et bon. Jürgen Moltmann démonte cette conception étroite du salut, et à partir d’une lecture des textes bibliques, il montre la puissance de la grâce de Dieu. « « Dieu a renfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous » (Rom 11.32). La résurrection de Christ ouvre la voie à une nouvelle création dans laquelle Dieu sera « tout en tous » (1 Cor 15.28) et où il n’y aura ni mort, ni enfer. Un sujet aussi complexe requiert un exposé détaillé et nous renvoie à l’ensemble des écrits de Moltmann. Citons le simplement : « Si l’on voit les choses en terme de processus, l’espérance des chrétiens n’est pas une espérance exclusive ou particulariste, mais une espérance inclusive et universelle en la vie qui surmonte la mort. Elle ne vaut pas seulement pour les chrétiens, mais pour tout ce qui est vivant, qui veut vivre et qui doit mourir » (p.144).
Une présence sur un nouveau registre.
A tous ceux qui s’interrogent sur le registre de la relation qui demeure avec les êtres chers qui ont quitté l’existence terrestre, Jürgen Moltmann apporte une réponse fondée. La mort est envisagée comme « une transformation de l’esprit, c’est à dire de la forme vivante et de l’histoire de vie de l’homme tout entier » (p. 103)… La mort libère l’esprit de ses limites temporelles et spatiales. Les morts ne sont plus là comme des vis-à-vis, prisonniers des limites du temps et de l’espace, mais nous ressentons leur présence chaque fois que nous avons conscience de vivre « devant Dieu », et chaque fois que nous ressentons leur présence, nous percevons le « large espace » divin qui nous unit « (p.104). Et, dans un chapitre sur le deuil (p. 153-163), il répond, en termes existentiels, à une question existentielle. Si on doit éviter une fixation fusionnelle, la grâce nous est donnée de garder une relation, sur un certain registre, avec celui ou celle avec qui une relation d’amour s’est créée en des termes que Lytta Basset a pu formuler comme « un lien qui ne meurt jamais » (Livre de poche). « Maintenir la communion avec les défunts… ne signifie pas se cramponner aux souvenirs et être attaché si fortement aux morts qu’il n’existe plus pour nous de vie propre. Les morts sont en effet présents dans une sorte de deuxième présence. Dans cette présence singulière, ils ne fixent pas la vie à eux mêmes, mais au contraire, ils la libèrent… » (p. 160).
Que ce parcours que nous venons de réaliser avec la pensée de Jürgen Moltmann soit pour chacun source de libération et de paix dans la communion de l’Esprit !
Jean Hassenforder
Source :
La Vie Eternelle, p. 71-163, dans : Jürgen Moltmann. La venue de Dieu. Eschatologie chrétienne. Cerf, 1997 (Citations correspondantes).
Jürgen Moltmann. In the end..The beginning. The life of hope. Fortress Press, 2004
Jürgen Moltmann. Sun of rightneousness, arise ! God’s future for humanity and the earth. Fortress Press, 2010.