Quelle est notre représentation de l’être humain ?
Nous considérons-nous, selon une approche analytique, comme un ensemble d’entités, de catégories plus ou moins dissociées : le corps, l’âme, l’esprit ? Ou bien, nous percevons comme une totalité dans laquelle différents registres se relient et s’articulent ?
Percevons-nous notre corps comme une réalité destinée à être étroitement subordonnée à notre mental défini en terme d’ « âme pensante » ? Ou bien, cherchons-nous plus de réciprocité vécue dans la relation entre notre âme et notre corps ?
Aujourd’hui, ces questions sont de plus en plus reconnues. La recherche met en valeur les interactions entre le psychique et le corporel. La conscience des dysfonctionnements entraînés par la division entre le mental et le corporel, grandit. Ainsi perçoit-on de plus en plus les dangers d’un émiettement et d’une mécanisation de certaines approches médicales. Il y a une demande croissante pour une médecine globale. Plus généralement, une tendance de fond apparaît. C’est une aspiration à un vécu où l’être humain s’harmonise en lui-même et avec la nature. On observe aujourd’hui une revalorisation des ressources du corps à travers de multiples approches.
Cette évolution s’accomplit dans un processus d’universalisation et de mondialisation. On y prend conscience que de grandes civilisations ont développé une conception plus unifiée des rapports entre l’âme et le corps et de l’homme avec la nature. Aussi bien, la recherche historique fait apparaître aujourd’hui en quoi des traditions philosophiques et religieuses ont influencé la culture occidentale dans la manière dont elle a majoritairement privilégiée la prédominance de l’âme sur le corps.
Dans cette situation, il y a un grand besoin de compréhension pour parvenir à une représentation de l’être humain qui paraisse juste et qui fasse sens. L’approche théologique de Jürgen Moltmann, en analysant l’évolution des idées et en s’appuyant sur des fondements bibliques revisités, nous apporte un précieux concours.
Le projet de Dieu.
Jürgen Moltmann nous présente l’œuvre de Dieu dans la création. Dans cette perspective, quelle est la destinée de l’humanité ? Cette question requiert un regard sur la conception de l’homme.
D’après les données bibliques, « ce n’est pas dans leur spiritualité, ni dans ce qui les distingue des animaux, mais dans leur corporéité en général et en particulier, que les hommes sont l’image de Dieu sur terre » (p.342). Et, à travers l’incarnation de Jésus, Dieu vient à la rencontre de l’humanité pour la sauver dans sa forme corporelle. L’objectif final est également exprimé en terme d’une corporéité nouvelle. « La rédemption commence avec le don de l’Esprit et se termine avec la transfiguration du corps » (p.313). L’Eglise ancienne exprime cette réalité dans la confession de foi apostolique : « Je crois en une résurrection de la chair et une vie éternelle » à l’encontre de la philosophie de Platon qui inspirait la culture antique en envisageant l’avenir de l’homme dans une libération de l’âme par rapport au corps ». Bref, par rapport à tout un héritage philosophique, la réhabilitation du corps humain s’impose. L’homme est une totalité qui s’exprime à travers son corps. « La corporéité est la fin de toutes les œuvres divines » (p. 311-349)
La primauté de l’âme ?
Platon.
Effectivement, la philosophie platonicienne a profondément influencé la culture occidentale. Jürgen Moltmann nous décrit une tendance dominante qui se décline de Platon à Descartes en passant par son inscription dans des penseurs chrétiens comme Augustin et Thomas d’Aquin.
Ainsi Platon proclame l’immortalité de l’âme par rapport au corps mortel. « La mort sépare le mortel de l’immortel, le corps de l’âme de l’homme. Etant donné que c’est l’immortel et non le mortel qui correspond et ressemble au divin, la vie véritable de l’homme ne se trouve pas dans le corps, mais dans l’âme. Si l’homme cherche son identité dans l’âme et non dans le corps, il se trouve lui-même immortel et immunisé contre la mort » (p.317). A cette supériorité de l’âme, correspond une infériorité du corps. « Elle enlève à la vie corporelle tout intérêt vital et dégrade le corps en une enveloppe indifférente de l’âme. Elle « dépsychise » en quelque sorte le corps en un résidu terrestre… » A cause de cette dégradation du corps, cette conception de l’immortalité de l’âme « peut difficilement s’accorder avec la foi biblique en la création, bien que la théologie chrétienne l’ait reçue très tôt et la défende encore en partie aujourd’hui » (p.318).
Descartes
Dans la tendance dominante, à partir cette fois de la tradition augustinienne, Descartes « transpose le vieux dualisme du corps et de l’âme dans la dichotomie moderne du sujet et de l’objet » (p.319).
« C’est par la pensée que le sujet humain devient conscient de lui-même ». La pensée est privilégiée par rapport au corps. « Comme une chose non pensante, le corps doit être regardée comme une machine »…une horloge, c’est à dire à l’époque, « la machine la plus compliquée et la plus admirée ». Le corps et l’âme se définissent l’un à l’encontre de l’autre et, dans cette logique, « il devient impossible de penser l’union de l’âme et du corps » (p.319). De fait, la liaison du corps avec le « moi pensant » prend un caractère fortuit. « Le moi pensant peut exister sans lui ».
Karl Barth
Moltmann complète ce tour d’horizon par une incursion dans la pensée d’un théologien moderne, Karl Barth. Cette pensée continue à s’inscrire dans la tendance à la spiritualisation et à l’instrumentalisation caractéristique de la civilisation occidentale . « Barth définit l’existence humaine comme une existence souveraine dans la domination de son propre corps… La pensée de Karl Barth se décline en termes hiérarchiques à partir de sa conception même de Dieu. Aussi Moltmann peut-il écrire : « Le modèle séculier pour la souveraineté de l’âme régnant sur le corps toujours disponible est manifestement la monarchie de droit divin » (p.323).
Le corps animé.
En regard, Jürgen Moltmann s’appuie sur une anthropologie biblique. L’homme y apparaît comme « engagé dans une histoire divine ». Dans cette histoire divine, l’homme apparaît toujours comme un tout. « L’ « âme » et le « corps » ne sont pas analysés comme des parties constitutives de l’homme » (p.326)…. L’homme est envisagé non pas dans une analyse de sa structure, mais dans son devenir et son action. « L’homme n’est pas décrit avec des concepts, mais présenté dans ses relations existentielles »… « Cet état de chose général se reflète dans le fait étonnant que les soi-disant « mouvements psychiques » sont localisés dans les différentes parties du corps » (p.327). « Une hiérarchie interne d’après laquelle il faudrait penser l’âme en haut et le corps en bas, l’âme dirigeante et le corps obéissant est inconnue »… (p.328).
En considérant les interrelations, Jürgen Moltmann poursuit sa réflexion dans la perspective d’un Dieu trinitaire tel que nous le décrit l’Evangile de Jean. Ce Dieu est communion d’amour. Dès lors, la relation de Dieu trinitaire avec la création est comprise « comme une relation communautaire multilatérale et donc également réciproque » (p.329). Dans la ressemblance de l’homme avec Dieu, la communauté humaine véritable se comprend en terme de relations réciproques. Ainsi, il n’y a ni « primauté de l’âme », ni « primauté du corps », mais une prise en compte de la vie vécue.
« Ceci suppose, au plan théologique que la présence de Dieu dans l’Esprit ne soit plus localisée uniquement dans la conscience ou dans l’âme, ou dans la subjectivité de la raison et de la volonté, mais dans la totalité de l’organisme humain à savoir dans la structure historique que les hommes développent dans leur milieu selon le corps et l’âme » (p.329).
Effectivement, l’homme se développe dans un rapport avec son milieu : la nature, la société, l’histoire, le domaine de la transcendance. Mais ces interrelations s’établissent également dans la structure interne de l’homme. « Le corps parle sans cesse à l’âme comme d’ailleurs l’inconscient influence sans cesse le conscient et l’involontaire est sans cesse présent dans tous les actes volontaires. Si on admet un rapport de domination unilatéral de l’âme sur le corps, on refoule le langage réactionnel du corps et on le rend muet. Il réagit à cela par la rigidité et la mort… » (p.331). Pour parvenir à un équilibre, c’est en terme d’alliance qu’on doit concevoir la relation entre l’âme et le corps. « Nous devons admettre que le corps humain accède dans son âme à la conscience de soi et que, de son côté, la conscience psychique, avec ses expériences et ses actions, agit sur le corps humain » (p.331). En résumé, « l’organisation interne d’un homme peut être considérée comme un réseau d’entités conscientes entre ses organes et leurs accords souvent inconscients. Si l’homme est en accord avec lui-même, ce qui veut dire aussi avec les besoins et les forces de son corps, il forme une identité et est digne de confiance » (p.333).
La centration sur le mental, sur l’âme, peut être corrigée si le corps est revalorisé. Cette revalorisation nous paraît dépendre pour une part importante d’une perspective dans lequel le corps est lui-même perçu comme animé par l’Esprit. Le regard de Moltmann nous aide à entrer dans cette approche. « Pour réintégrer l’esprit présent en l’homme dans l’environnement naturel et dans son corps, il nous faut revenir au concept plus large de l’esprit cosmique » (p.334). Nous sommes invité à reconnaître l’Esprit créateur pénétrant, vivifiant et imprégnant le corps humain et l’âme humaine. « Cet Esprit n’est pas seulement un esprit créateur, mais aussi en même temps un esprit cosmique parce que le corps, l’âme et leur structure ne peuvent exister que dans l’échange naturel et social avec d’autres êtres vivants » (p.334). La théologie appelle cet Esprit de la création, Esprit divin et présence de Dieu dans sa créature.
Cet Esprit de la création s’inscrit dans le mouvement de l’Esprit Saint qui va au delà et le transforme. « Le Saint Esprit est l’Esprit de la rédemption et de la sanctification, donc de la présence du Dieu rédempteur et créateur d’un monde nouveau… L’Esprit Saint saisit tout « le corps de bassesse » pour le configurer (Ph 3.21) au corps transfiguré du Christ ressuscité qui a vaincu la mort… ». « Il renouvelle toute la structure de l’homme en configurant (Rom 8.29) les fidèles au Christ, le premier né parmi une multitude de frères ». (p.335). Là où l’Esprit commence à « animer » les enfants de Dieu (Rom 8.14), il devient l’énergie nouvelle de leur vie. Ce n’est pas seulement leur langage raisonnable, verbal, qui témoigne de sa présence, mais également le langage inconscient de leur corps… » (p. 335). L’Esprit est présent dans toute la personnalité, y compris dans les sentiments de l’inconscient.
L’homme, un être en mouvement engagé dans la vie.
Dans les derniers chapitres de son étude, Moltmann met en valeur une dynamique.
Il nous parle de l’Esprit comme la structure de communication de la constitution humaine. « La vie humaine a besoin de la communication naturelle et sociale et ne peut exister sans elle. La vie est relation. La vie est échange… Cet échange crée une communauté et n’est possible qu’en communauté. La vie humaine est nécessairement une vie communautaire. Elle est communication dans la communion » (p.338). Cette vie communautaire s’exerce à la fois en terme de socialisation et d’individualisation de l’homme. Moltmann décrit la vie collective non pas comme une manifestation d’uniformité, mais au contraire comme une réalité où les hommes peuvent développer initiatives et projets. « Dans les projets de vie et les histoires vécues des personnes, une société expérimente son avenir » (p.340).
Théologien de l’espérance, Moltmann regarde effectivement en avant. C’est pourquoi il parle de l’Esprit en terme d’anticipation.
« Tous les êtres vivants que nous pouvons décrire comme des « systèmes ouverts » existent en leur avenir » (p.336). C’est particulièrement le cas pour l’homme. « Aussi, quand nous parlons de l’esprit de l’homme, nous entendons la structure anticipative de son existence corporelle et spirituelle. Les hommes vivent toujours dans une certaine direction vers quelque chose qui est devant eux » (p.336). Ainsi, on ne peut comprendre l’homme qu’en considérant la direction de sa vie. « L’homme se réalise toujours à partir de sa finalité. Il est en devenant ». Si ce mouvement est contrarié, il en résulte perte du goût de vivre et souvent la maladie ».
Ainsi la vie humaine est en mouvement. Mais pour s’inscrire dans cette réalité, on doit l’accepter. Ainsi, Moltmann parle-t-il de l’Esprit en terme d’ « acquiescement à la vie ». « Le caractère humain de la vie humaine dépend effectivement de l’intérêt vital que nous appelons amour. Seule une vie aimée est une vie susceptible d’être vécue humainement… Seule une vie aimante, acceptée et approuvée dans l’amour, est une vie vécue de façon humaine… L’homme vit humainement dans la mesure où il accepte sa vie, l’approuve et l’anime par son amour » (p.340).
Cependant, plus l’homme va ainsi s’engager dans la vie, plus il pourra connaître le bonheur, mais aussi la souffrance. Plus sa vie sera exposée. Alors que, selon la philosophie platonicienne, l’homme peut échapper à la vie en se réfugiant dans le cercle d’une âme réputée immortelle, ici il est confronté aux aléas de la vie dans une finalité à plus long terme. Le risque est décrit dans le Nouveau Testament. « Qui cherchera à épargner son âme la perdra et qui la perdra, la conservera (Luc 17.33). De fait, « il y une mort avant la vie. C’est la vie retenue, non vécue, non engagée… ». Mais il existe aussi « une vie éternelle avant la mort »… Dans l’Ancien Testament, l’Esprit est compris comme une force vitale divine, comme un Esprit créateur de vie. Dans le Nouveau Testament, on parle de l’Esprit Saint comme de « la force de résurrection » (p.342). Cet Esprit créateur est perçu dans cette vie à travers l’amour inconditionnel.. Ainsi, « une vie vécue dans la forme divine de la résurrection ne meurt pas, mais se transforme à travers la mort en la vie éternelle après la mort.. Partout où l’Esprit divin de la Résurrection devient vivant en nous et où nous le percevons, déjà commence une durée impérissable. L’Eternité est vécue dans l’instant… » (p.343).
Cette vision de l’existence humaine a commencé par l’affirmation d’une totalité humaine dans laquelle l’âme et le corps sont intégrés. Cette totalité ne disparaît pas à la fin de l’existence terrestre.. « L’homme n’est pas dans un corps pour finir dans la mort, mais pour être transformé, à travers elle. L’espérance de la résurrection du corps et de la vie éternelle répond à la création corporelle de l’homme par Dieu et accomplit celle-ci. L’espérance de la résurrection est la foi en la création dirigée vers l’avant » (p.349).
Jean Hassenforder
Source : Jürgen Moltmann. Dieu dans la Création. Editions du Cerf, 1988. Citations renvoyées aux paginations