Comment vivre ensemble entre êtres humains ?
Au sortir de la société hiérarchisée qui a prévalu pendant des siècles, l’aspiration à la liberté a grandi et s’est manifestée à travers des bouleversements sociaux comme les révolutions qui, à la suite de la Révolution Française, ont parsemé le XIXe siècle. Mais l’aspiration à la liberté ne se manifeste pas seulement au plan de la politique intérieure, mais aussi sur le registre des combats pour l’indépendance nationale par opposition à une domination étrangère et, dans le domaine social, en terme de luttes pour une libération face à l’exploitation d’un groupe dominant. Aujourd’hui encore, l’aspiration à la liberté figure dans l’actualité comme on l’a vu dans les « printemps arabes » et ce ferment est toujours actif.
Cependant, le mouvement pour la liberté n’est pas sans rencontrer des écueils. Il y a des avancées, mais aussi des reculs et des régressions. Le processus dépend pour une part de nos représentations de l’être humain et de la manière de concevoir la vie en société dans une perspective plus vaste. Quelle est notre vision de la nature humaine et de l’avenir de l’humanité ?
Pour répondre à ces interrogations, nous nous inspirons de la pensée de Jürgen Moltmann telle qu’elle s’exprime en quelques pages éclairantes dans son livre : « L’Esprit qui donne la vie » (1).
La liberté comme source.
Si, dans l’histoire, sous des formes diverses, la liberté s’est manifestée et se manifeste sur la scène politique, souvent, on peut la voir s’affirmer au préalable au cœur même de la vie intérieure comme un mouvement spirituel qui est source d’une liberté nouvelle.
Jürgen Moltmann nous parle de la « foi qui libère ». Cette foi n’est pas « l‘assentiment formel à la doctrine d’une Eglise ». « La vérité qui me rend libre est la vérité à laquelle j’acquiesce moi-même parce que je la comprends moi-même et non parce que la tradition et l’habitude m’y contraignent. La foi personnelle est le commencement d’une liberté qui renouvelle la vie toute entière et qui, comme il est écrit dans l’Evangile de Jean, « vainc le monde » (Jean 16,33). Dès lors, la vie, toute la vie, change. « Cette foi est une espérance qui ne quitte plus celui qu’un jour elle a saisi de façon véritable : la libération de la crainte qui débouche sur la confiance, la nouvelle naissance à une espérance vivante, l’amour inconditionné de la vie. « Le Christ nous a libéré pour la liberté » écrit Paul (Galates 5,1).
Moltmann nous décrit cette liberté comme une force motrice. « Faisant confiance au Dieu de l’Exode et de la Résurrection, le croyant fait l’expérience de la force de Dieu qui libère et ressuscite, et il y a part ». « Tout est possible pour Dieu » et c’est pourquoi tout est possible pour celui qui croit » (Marc 9, 23). Cette énergie peut se révéler et se manifester dans les engagements humains. « La foi libère les forces créatrices inépuisables de Dieu en l’homme… C’est pourquoi croire signifie dépasser les limites de la réalité existante et déterminée par le passé, et aspire aux possibilités de la vie qui ne sont pas réalisées ».
Cette dynamique se déploie dans la communion qui s’établit entre Dieu et le croyant dans le contexte de la vie chrétienne. Mais puisque nous abordons ici le mouvement de la liberté dans le monde, un premier effet de la foi est l’affirmation « d’une liberté de la croyance, c’est à dire la liberté et le droit de décider en matière de foi ». « La liberté dans la foi suscitée par l’Evangile est toujours aussi la liberté spirituelle dans l’Esprit de Dieu. Aucun Etat, aucune Eglise ne peut prescrire cette expérience personnelle de la foi, ni la leur ravir ». Ce subjectivisme, vécu en protestantisme, a introduit dans notre culture juridique le respect de la dignité de chaque personne humaine et les droits de l’homme concernant l’individu ». La liberté de croyance et la responsabilité personnelle quant à sa propre vie sont entrées dans le monde moderne grâce au protestantisme. Il n’y a pas de « société libre » sans cette « religion de la liberté ». Dans ce sens, la liberté apparaît comme une source. La vie spirituelle nourrit la conscience qui fonde la vie civique. Et, comme l’écrit Moltmann, « la liberté subjective implique également la liberté sociale ». La liberté s’écrit sur différents registres.
La liberté comme maîtrise.
Dans une rétrospective historique, on constate que la liberté s’est affirmée fréquemment en terme de lutte pour le pouvoir. Il y a des vainqueurs et des vaincus. Dans cette perspective conflictuelle, la liberté apparaît comme un privilège de ceux qui dominent. Cela a été le cas dans la société antique. La liberté apparaît alors comme une « maîtrise ». « Celui qui comprend la liberté comme maîtrise ne peut être libre qu’au détriment des autres hommes… Au fond, il ne connaît que lui-même et ce qu’il possède. Il ne voit pas les autres comme des personnes » (p 165). Si nous considérons principalement la liberté comme la possibilité de faire ce qui nous plaît, nous avons l’impression d’être « notre propre maître ». Mais alors, c’est l’individualisme qui prévaut. Certes, on fixe pour règle de respecter la liberté des autres. Mais n’est-ce pas sous-entendre que « tout homme n’est qu’une limite à ma liberté ». « Chacun est libre pour ce qui le concerne lui-même, mais personne ne se soucie de l’autre…Dans le cas idéal, il s’agit d’une société d’individus libres et égaux, mais solitaires » (p 160). Mais est-ce bien là une situation qui puisse répondre aux aspirations profondes de l’être humain ?
La liberté comme participation.
On peut avoir un autre regard sur la vie sociale selon lequel la liberté s’exerce dans une relation caractérisée par un respect réciproque. « C’est le concept de la « liberté communicative »… C’est dans l’amour mutuel que la liberté humaine trouve sa réalité. Je suis libre et me sens libre lorsque je suis respecté et reconnu par les autres (2) et, lorsque, de mon côté, je respecte et reconnaît les autres » (p 166). Si je partage ma vie avec d’autres, « l’autre n’est plus la limite, mais le complément à ma liberté ». « La vie est communion dans la communication… Nous nous communiquons mutuellement de la vie… Dans la participation à la vie les uns avec les autres, chacun devient libre au-delà des limites de son individualité » (p 166). Ainsi la liberté s’exerce dans la relation sociale. Elle se manifeste dans l’amour ou la solidarité.
En comparant « la liberté comme maîtrise » et « la liberté comme communauté », Jürgen Moltmann éclaire notre interprétation de l’histoire. « Aussi longtemps que la liberté signifie maîtrise, il faut tout séparer, isoler, fractionner et distinguer pour pouvoir dominer. Mais si la liberté signifie communauté, alors on fait l’expérience de l’union de tout ce qui est séparé ». Ainsi deux conceptions s’opposent : d’un côté, une logique individualiste, et d’un autre côté, une vision holistique. Dans cette vision, « l’aliénation de l’homme par rapport à l’homme, la séparation de la société humaine et de la nature, la scission entre l’âme et le corps, enfin la crainte religieuse sont abolies ». « La liberté comme communauté est un mouvement qui va en sens contraire des luttes pour le pouvoir et des luttes des classes dans lesquelles la liberté ne pouvait être comprise que comme domination… La vérité de la liberté humaine consiste dans l’amour qui veut la vie. Elle conduit à des communautés sans entraves, solidaires et ouvertes… » (p 167)
La liberté comme avenir.
Mais, si on conçoit la vie sociale sans pouvoir fonder sa dynamique dans une perspective d’avenir, sans horizon, alors un enfermement apparaît, un repli se manifeste. « La détermination de la liberté par la foi chrétienne conduit encore au delà de la liberté comme communauté. Nous avons caractérisé la foi chrétienne comme étant essentiellement espérance de la résurrection. A la lumière de cette espérance, la liberté est la passion créatrice pour le possible ». Pour s’exercer, la liberté ne peut se contenter de l’existant. « Elle est référée à l’avenir, à l’avenir du Dieu qui vient » (p 167). Ainsi nous regardons en avant, nous pensons en terme de projet, nous manifestons notre créativité. « Cette dimension de la liberté qui se réfère à l’avenir a été longtemps négligée parce qu’on ne comprenait pas la liberté de la foi chrétienne comme participation à l’agir créateur de Dieu. » (p 168). Dans cette perspective, « nous découvrons la liberté dans la relation de sujet à sujet en relation au projet commun.. ». Jürgen Moltmann nous appelle à entrer dans une vision. « Il est vrai que dans l’histoire dont nous faisons l’expérience, il nous est plus facile de désigner le négatif dont nous voulons nous libérer que d’exprimer le positif en vue duquel nous espérons devenir libre. Mais c’est l’espérance d’un avenir plus grand qui, dans l’histoire, nous mène vers des expériences toujours nouvelles » (p 168).
Liberté, égalité, fraternité.
Dans cet éclairage, nous pouvons examiner la grande devise de la République française : liberté, égalité, fraternité. Lorsqu’on souffre de l’absence de liberté, on en perçoit le prix. Et l’égalité fait barrage aux privilèges qui entraînent et accompagnent la domination. Mais si l’on s’en tient à ces deux termes, on s’expose à retomber dans une situation où la recherche de maîtrise est sous-jacente et s’exprime dans un individualisme qui défait le lien social… C’est pourquoi, l’adjonction de la fraternité est essentielle. Et, si l’on se reporte à l’histoire, on sait que le terme s’est imposé au cours du processus qui a abouti à la Révolution de 1848 et que, par rapport à l’individualisme bourgeois, des chrétiens socialistes ont joué un rôle dans cette adjonction (3). Une inspiration chrétienne s’est manifestée dans l’émergence de la fraternité. La fraternité va de pair avec la solidarité et elle en est le ferment. .
Aujourd’hui, dans la crise économique et sociale et le désarroi qui en résulte, la fraternité nourrit et soutient la vie en société. Mais, elle s’exprime bien plus difficilement dans une vie politique marquée par la recherche du pouvoir. Cependant, d’expérience, certains en savent l’importance.
Pour une société conviviale
Et, aujourd’hui, dans la mutation en cours, la politique ne peut ignorer un mouvement profond qui s’exprime dans la reconnaissance de l’empathie (4) et dans l’aspiration à une autre manière de vivre où la dimension fraternelle va de pair avec un mouvement qui va de l’avant. Ainsi Jean-Claude Guillebaud a-t-il intitulé son dernier livre : « Une autre vie est possible » (5).
Dans la même inspiration, on parle aujourd’hui de convivialité. Ainsi, dans un recueil intitulé « De la convivialité. Dialogue sur la société conviviale à venir » (6), Patrick Viveret met en cause la « démesure », ce que les grecs appelaient « l’hubris » comme une des causes de la crise actuelle. Et il conclut en posant la question du vivre ensemble entre les êtres humains. « Nous n’avons plus la facilité de contourner la question humaine en la reportant du côté des choses –passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses – et il nous faut affronter la question du gouvernement des hommes à l’échelle planétaire. C’est fondamentalement, et la question de la démocratie, et au sens le plus radical du terme, la question de la qualité relationnelle interhumaine, j’ose le mot : de la qualité d’amour de l’humanité qui est en jeu dans la suite de sa propre aventure » (p 40) . L’appel à la convivialité s’étend puisque, tout récemment, un « Manifeste convivialiste » (7) vient de paraître.
Comment vivre ensemble entre êtres humains ? Et selon quelle éthique de la liberté ? La pensée théologique de Jürgen Moltmann nous aide à clarifier les termes du débat… (8). Et, dans cette vision, s’il nous reste à la traduire dans des modalités opérationnelles, nous pouvons regarder en avant dans une dimension fraternelle.
Jean Hassenforder
- Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999. (Voir le chapitre : « L’Esprit qui libère pour la vie » p. 161-169). Sur ce blog, une vue d’ensemble sur la vie et la pensée de Jürgen Moltmann à travers son autobiographie : « Une théologie pour notre temps » : https://lire-moltmann.com/une-theologie-pour-notre-temps/
- La recherche en sciences sociales, notamment à travers les écrits de Axel Honneth, met de plus en plus l’accent sur l’importance pour les gens de se sentir reconnu par autrui. Nous renvoyons à recueil de contributions sur ce sujet récemment publié : La reconnaissance. Des revendications collectives à l’estime de soi. Editions Sciences humaines, 2013. « C’est dans le regard des autres que l’individu trouve la confirmation de son existence, qu’il se sent à la fois semblable et différent. Et qu’il peut trouver les sources de l’amour et de l’estime de soi….Le besoin de reconnaissance touche aussi bien les individus que les groupes ».
- Histoire des origines de la devise : liberté, égalité, fraternité sur Wikipedia francophone et anglophone. http://fr.wikipedia.org/wiki/Liberté,_Égalité,_Fraternité et http://en.wikipedia.org/wiki/Liberté,_égalité,_fraternité
- Rifkin (Jérémie). Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie. Les liens qui libèrent, 2011. Mise en perspective sur le site de Témoins : « Vers une civilisation de l’empathie. Apports, questionnements, enjeux » : https://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/
- Guillebaud (Jean-Claude). Une autre vie est possible. Comment retrouver l’espérance ? L’Iconoclaste, 2012. Mise en perspective sur le blog : Vivre et espérer : « Quel avenir pour le monde et pour la France » : http://vivreetesperer.com/quel-avenir-pour-le-monde-et-pour-la-france-1/
- Caillé (Alain), Humbert (Marc), Latouche (Serge), Viveret (Patrick). De la convivialité. Dialogues sur la société conviviale à venir ». La Découverte, 2011.
- Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance. Éditions Le Bord de l’eau, juin 2013 Présentation de ce manifeste «http://www.reporterre.net/spip.php?article4356 Site du manifeste : lesconvivialistes.fr
- Cette contribution est une version renouvelée d’un texte publié sur le blog : Vivre et espérer : « Une vision de la liberté » http://vivreetesperer.com/une-vision-de-la-liberte/