Nous savons tous par expérience combien l’amitié éclaire notre vie. Elle est la forme accomplie et harmonieuse de la relation. Isolé, notre être périt car, dans sa nature même, son existence s’inscrit dans un tissu de relations. Exposé à des effets de domination et de violence, il est atteint dans son existence et dans son développement. La vie humaine dépend des relations dans lesquelles elle se meut. Là où la qualité et la diversité des relations est médiocre, l’être humain souffre et végète. Là où s’exerce une dynamique relationnelle porteuse d’harmonie, la vie humaine prospère et fleurit. C’est dire l’importance de l’expérience sociale. C’est dire l’effet bienfaisant de l’amitié. Et là où nous pouvons percevoir une joie qui apparaît, une plénitude qui s’esquisse, nous ressentons quelque part la présence d’une transcendance.
Dieu présent dans l’expérience sociale.
Avec Jürgen Moltmann, nous pouvons reconnaître la présence de Dieu dans l’expérience sociale. Certes, en fonction d’une culture héritée d’une histoire théologique, nous pouvons être incités à polariser notre conscience de la présence de Dieu dans un regard principalement tourné vers l’expérience intérieure. Moltmann élargit cet horizon. « Toute expérience qui nous advient et que nous faisons peut avoir une face intérieure transcendante. L’expérience de l’Esprit de Dieu n’est pas limitée à l’expérience de soi du sujet humain. Elle est un élément constitutif dans l’expérience du Tu, dans l’expérience communautaire et dans l’expérience de la nature » (p.59). Moltmann nous apprend à découvrir l’amour de Dieu dans l’amour entre les hommes et, dans l’amour de Dieu, l’amour entre les hommes » (p.334).
Une amitié ouverte.
Ainsi, il nous fait entrer dans l’univers d’une « amitié ouverte » en déclinant les différents aspects de cette amitié.
Tout simplement, « un ami, c’est quelqu’un qui t’aime bien ».
« L’amitié unit le respect de la liberté à une affection profonde pour la personne… Elle unit l’affection à la fidélité. Nous pouvons compter sur l’ami. Comme amis, nous sommes dignes de confiance pour d’autres. Nous sommes simplement là comme une petite étoile dans le ciel… Les amis s’aident mutuellement sans rétribution, mais également sans syndrome du sauveteur. Nous avons besoin d’amis non seulement dans la détresse, mais surtout pour partager la joie que donne la vie et ressentir le bonheur d’exister. Une joie qui n’est pas partagée rend mélancolique. Se réjouir ensemble est aussi bon que compatir… ». Parce que l’amitié ne peut vivre que sans crainte, elle tient dans la durée, et sa force douce l’emporte sur la violence de l’inimitié qui n’a pas le temps. Dans l’inimitié, nous nous figeons intérieurement et extérieurement. Dans l’amitié, nous nous ouvrons et devenons vivants ». (p.345-346).
L’amitié ouverte se distingue d’une amitié catégorielle qui ne rassemble que des gens qui se ressemblent et qui y trouvent intérêt
Jésus, notre ami.
De cette amitié ouverte qui partage et qui libère, Jésus nous donne l’exemple. Son attitude tranche avec celle des « religieux » de son temps. Ses relations ne se réduisent pas à la fréquentation des élites et ne se cantonnent pas dans l’uniformité d’un milieu dominant. Au contraire, il a été dit de lui : « Il est l’ami des pécheurs et des publicains » (Luc 7.34). « La raison profonde en était sa joie débordante en raison de la proximité du règne de Dieu . C’est pourquoi, il célébrait le repas messianique avec ces exclus. Il s’ouvrait vers eux dans une joie accueillante, et il les respectait, eux les pauvres, comme les premiers enfants de la grâce divine qui crée toute chose nouvelle » (p. 347).
Les premières communautés chrétiennes ont témoigné du même esprit dans l’accueil des autres dans leur différence ; « Accueillez-vous les uns les autres comme le Christ vous a accueilli pour la gloire de Dieu (Rom. 15.7).
L’amitié est présente dans le témoignage suprême de Jésus. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis… Je ne vous appelle plus serviteur parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître, mais je vous ai appelé ami parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père (Jean 15.13-15). « Le don que fait Jésus de lui-même est présenté comme amour pour ses amis. Les disciples sont les amis de Jésus… Dans le don que Jésus fait de lui-même, Dieu devient  « l’ami des hommes », de même ceux qui croient deviennent par là les « amis de Dieu » (p.347). Déjà Abraham, dans son chemin de foi, avait été appelé lui aussi « ami de Dieu »(Jacques 2.23).
Participer à une dynamique de sympathie.
L’amitié ouverte, telle que nous la présente Jürgen Moltmann, témoigne ainsi d’une inspiration divine. Aussi bien, dans cette expérience, Dieu se manifeste.
L’amitié ouverte s’inscrit dans un mouvement : « L’amitié est là dans le sourire d’un passant, dans le jeu du vent, dans le murmure d’une rivière. C’est la force douce de l’attirance et de la participation qui tient ensemble tout ce qui est vivant et toutes les choses : la « sympathie du monde »… L’amitié ouverte fait du monde une « demeure». C’est pourquoi nous sommes à la recherche des traces d’un monde plus amical chaque fois que nous faisons l’expérience de l’étranger et que nous nous sentons étranger.. » (p.343). Aujourd’hui, ne pourrait-on pas discerner un mouvement dans ce sens dans l’aspiration grandissante à plus de« convivialité » ?
Ainsi, l’amitié ouverte est portée par une dynamique spirituelle, une harmonie dans laquelle elle s’inscrit. « Il existe une amitié divine et cosmique qui précède l’amitié personnelle et qui y invite. Dans un environnement considéré comme hostile, nous ne pouvons nouer que des amitiés exclusives en vue d’une protection mutuelle. Dans une communauté de la création ressentie comme amicale, nous nouons une amitié ouverte… Celui qui croît en la communauté de la création dans l’Esprit de Dieu qui donne la vie, découvre la « sympathie de toutes choses » et il s’y inscrit de façon consciente » (p.348).

Jean Hassenforder

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Source : Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999
Citations : renvoi aux pages du livre.